Le chapelier Je me réveille dans une chambre dont les murs sont recouverts de chapeaux. Le petit dragon jaune n’est plus là. C’est plutôt une mini-peinture de lui, déposée près de mon oreiller, qui le remplace : il pose fièrement avec un grand sourire. C’est un peu bizarre de voir un dragon sourire. À ma grande surprise, je porte un bonnet de nuit. Je me lève et m’habille. J’entends des bruits dans la pièce voisine. J’ouvre la porte et, là, devant moi, se trouve un homme, dont la tête est recouverte d’un chapeau semblable à celui que portait Napoléon, un bicorne.
L’homme semble vraiment heureux de me voir et, sans que je puisse dire quoi que ce soit, il commence tout de suite à parler.
« Bienvenue.. Je m’appelle Âl Môrô, fils de Bên Môrô. Âl, c’est pour Alphonse. L’écriture Môrô (Moreau) vient de mon grand-père paternel, Jô, qui adorait, fabriquait et vendait des chapeaux. Il a adapté son nom à son métier : les circonflexes sur chaque voyelle "o" (ou autres voyelles) lui faisaient penser à des petits chapeaux. Il en portait : toute sa famille en était affublée. On ne peut pas dire ici que « cordonnier mal chaussé » s’appliquait dans son cas.. D’ailleurs, j’ai toute une collection personnelle de chapeaux constituée tout au fil de mes anniversaires de naissance, des changements de saison, ou d’événements importants.
Lorsque mon grand-père eut atteint un âge très vénérable, ma collection s’est arrêtée jusqu'à temps que je prenne la relève. Sa générosité n’avait aucune limite lorsqu’il s’agissait de chapeaux. Selon lui, la tête, élément important de l’anatomie humaine, devait être bien protégée ou enjolivée. D’ailleurs, au cours des dernières années avant son départ, il avait ajouté à ses produits une section consacrée aux casques de protection. Il ne les fabriquait pas, mais les appréciait vraiment.
Quant à ma grand-mère, Câtherîne, elle prenait bien soin de sa famille. Elle ne s’occupait pas des têtes, mais plutôt des âmes qui, selon elle, se devaient aussi d’être enjolivées et protégées. C’est ainsi qu’elle se dévouait en bonne couturière qu’elle était, à confectionner des petits sacs à scapulaire (réalisés selon sa propre interprétation). Ceux-ci, bien fermés, contenaient des médailles bénies, quelques fois du camphre (pour éloigner les vampires, bien que leur présence n’ait pas encore été signalée dans les environs). Les médailles provenaient des pèlerinages qu’elle faisait annuellement, bien coiffée de ses magnifiques chapeaux, à Sainte-Anne-de-Beaupré et au Cap-de-la-Madelaine. Elle n’aurait pas supporté d’être en manque de médailles. Les petits sacs étaient ensuite fixés à la camisole de laine ou de coton, selon la saison. C’est bien clair que je n’ai pas du tout été marqué par le rire de mes camarades dont l’âme et la tête n’étaient pas aussi bien protégées que les miennes. Je suis donc l’heureux propriétaire d’une collection de petits sacs à scapulaire, reçus lors des grandes occasions, et qui s’est terminée lorsque ma grand-mère ne voyait plus assez bien pour les coudre (les derniers petits sacs ayant perdu toute leur symétrie antérieure).
De cette noble lignée sont issus mon père, Bên Môrô, et ma tante Loû Môrô. Puisque les âmes et les têtes constituaient les principaux centres d’intérêt de mes grands-parents et représentaient également une sorte de gage de leur prolongement dans l’humanité pour l’éternité, leur désir de faire des enfants fut fortement moindre que dans les familles autour d’eux. À cette époque, la Sainte-Église pardonnait plus facilement ce moindre désir aux plus fortunés qui l’invitaient à leur table qu’aux plus démunis qui avaient déjà de la difficulté à se nourrir (et avaient plus d'enfants).
Dans le cas de mes grands-parents, il faut dire que deux enfants furent bien suffisants. En effet, mon père fit le désespoir de mon grand-père en acceptant de porter uniquement la calotte et ce, dès son plus jeune âge. Cependant, au grand plaisir de son père, il prit la relève dans le domaine des casques protecteurs, ne ménageant pas ses efforts bedonnants, pour bien réussir en affaires, toujours bien coiffé de ses calottes. La section « chapeaux » fut confiée à Loû dont l’orientation sexuelle ne correspondait pas tout à fait aux normes sociales et avait fait le désespoir de sa mère.
De fil en aiguille, Loû a remis la section « chapeaux » à mon père, qui a pris la relève, un peu contre son gré. Et puisque j’avais été élevé dans ce monde, que je connaissais tous les trucs et secrets du métier et que mon imagination était débordante, mon père a décidé que je devais canaliser toute mon énergie et ma créativité dans le département « chapeaux ». J’adore mon métier.. Nous passerons toute la journée ensemble à regarder les chapeaux. »
Après cette longue introduction détaillée, je vois bien que mon hôte se réjouit à l’avance de cette journée. C’est un peu différent des deux journées précédentes pendant lesquelles les mots se faisaient plutôt rares. Je ne demande pas mieux que d’en savoir davantage sur le monde des chapeaux, dont ma connaissance se limite, à quelques exceptions près, à ce que la famille royale britannique porte lors de leurs sorties….
Âl a la gentillesse de m’offrir à déjeuner, avant d’entreprendre ce qui me semble une longue journée, malgré mon intérêt. Il me sert du café dans une tasse en forme de chapeau, et des rôties sur une assiette ronde, enjolivée par une variété de minuscules casquettes.
Au cours de l’avant-midi, je suis affublée de chapeaux de toutes sortes, Âl cherchant toujours celui qui me ferait le mieux pour telle ou telle occasion. Mais je n’ai pas une tête à chapeaux, ce qui représente un grand défi qu’Âl relève avec toute sa ferveur, sa persévérance, son amour des chapeaux, son professionnalisme, et sa communication pratiquement ininterrompue. Âl est certain que l’on trouve toujours « chapeau à sa tête ».
À la fin de l’avant-midi, je comprends qu’il y a toujours des chapeaux pour ceux et celles qui n’ont pas une tête à chapeaux… J’en suis ravie. L’énergie d’Âl me contamine et m'enthousiasme. Je veux en savoir davantage sur le monde des chapeaux, ce qui semble remplir mon hôte de ravissement et de bonheur. Celui-ci s’empresse de sortir des albums et des albums d’illustrations de chapeaux, ainsi qu’une petite collation.
Non seulement Âl fabrique des chapeaux, mais il en sait beaucoup sur le monde des chapeaux. C’est ainsi qu’au fil des premières pages feuilletées, je prends conscience de l’ampleur de mon ignorance dans le domaine.
Âl jubile. C’est là, maintenant, que je comprends l’ampleur du phénomène « chapeau ». Ce que je trouvais anodin devient grandiose. De presque toutes les époques, chez beaucoup de peuples de la Terre, la tête avait été recouverte, pour toutes sortes de raisons ou d’occasions.
Nous voyageons dans le temps et dans l’espace : des bandeaux d’hommes de la Nouvelle-Guinée, l’akubra australien (comme celui de Crocodile Dundee), des haut-de-forme, des casques de guerre de plusieurs époques, des bonnets et casquettes de toute provenance, des chapeaux de toutes textures (sénégalais, turc, lapon…), des coiffures africaines, la papakha russe, des képis, des coiffes des Premières nations, des turbans, le fameux Deerstalker britannique (le chapeau de Sherlock Holmes), des chapeaux en feutre pour hommes ou femmes, les célèbres fascinators (entre autres ceux de la famille royale britannique, faits de plumes), le némès (la coiffure des pharaons), des chapeaux de cow-boy, le très connu tyrolien, des mantilles, des voiles, le sombrero mexicain, et encore, et encore…
Cet homme en connaît énormément sur l’art de la chapellerie, et il raffole d’histoire également. C’est un passionné qui transmet son enthousiasme avec beaucoup d’énergie et d’amour de son métier. Il parle sans arrêt, gesticule, explique les formes, compare les tissus.. Il m’apprend que le mercure avait été utilisé dans la fabrication des chapeaux, ce qui avait causé des effets non désirables chez les chapeliers; on parlait même de la folie des chapeliers (ne pas confondre avec le Chapelier fou, dans « Les aventures d’Alice au pays des merveilles »). Il me regarde droit dans les yeux pour voir si je comprends bien ses explications. Nous regardons des albums et des albums, une vraie encyclopédie, tout à fait incroyable.
Quelques heures plus tard, voyant que mon attention diminue, et que la journée est assez avancée, il décide de m’offrir à souper, ce qui est très bien bienvenu puisque nous n’avons pas dîné… trop absorbés par les chapeaux.
Nous nous déplaçons de l’atelier vers la cuisine. Sans surprise, je vois Âl qui se coiffe de son chapeau de chef. Il prend tout aussi sérieusement la fabrication d’un repas que celle d’un chapeau. Malgré tout, il continue sans cesse de parler : comment ne pas séparer la chapellerie de l’histoire, des sentiments cachés sous les chapeaux, des conventions sociales, des cultures, d’événements importants comme le Carnaval de Rio ou celui de la Nouvelle-Orléans, et ainsi de suite.
Je l’écoute, assise à la table. Je lui offre mon aide, entre deux de ses phrases. Mais Âl préfère cuisiner en solo. Et le résultat est excellent : un poulet cari et noix de coco, servi sur riz. Un vrai délice! Durant le repas, tout en ricanant de temps à autre, il me parle d’expressions (parler à travers son chapeau, tirer son chapeau, porter le chapeau, faire porter le chapeau, un coup de chapeau, chapeau bas!, travailler du chapeau…), de proverbes (« le prix du chapeau n’est pas en rapport avec la cervelle qu’il coiffe », « si tu te trompes de chapeau, assure-toi au moins qu’il te va »…), de citations (« en politique, les hommes et les femmes qui ont plusieurs casquettes, au bout d’un moment, portent le chapeau », « qui sème le vent court après son chapeau »…).
Des souvenirs remontent à la surface, sous le chapeau de cow-boy que m’a prêté Âl. Je pense aux mantilles que nous portions à l’église. Je revois le chapeau blanc, fait de paille et de forme ovale, duquel sortaient à l’extrémité des petits rubans, retenu par un élastique sous le menton, acheté par ma mère chez la chapelière de la paroisse, et que je devais porter pour aller à l’église et ce, à partir de Pâques uniquement (heureusement pas avant...). Je n’aimais pas vraiment ce chapeau, que je trouvais très inconfortable, perché sur le dessus de ma tête. Je revois ma coiffe lors de ma première communion, recyclée à partir de celle qu’arborait ma mère la journée de son mariage. Je pense aux chapeaux que mon père portait avec fierté et affection, lors de ses sorties.
Le souper se conclue par un thé vert accompagné par de petites tartelettes aux fruits. La crème pâtissière est exquise et les fruits me rappellent ceux que j’ai goûtés lors de ma marche avec Colette. Tout simplement succulent!
Âl insiste pour que je demeure assise pendant qu’il nettoie la table et lave la vaisselle. Puis, il revient s’asseoir pour terminer son thé. Sa communication devient un peu moins effervescente; ses yeux commencent à cligner davantage, combattant le sommeil.
Je lui exprime ma gratitude pour cette journée fabuleuse qui nous a fait tant voyager. Il me remercie également (je ne sais pas trop pourquoi) et me souhaite une excellente nuit.
Je retourne à ma chambre, enfile mon pyjama jaune et mets mon bonnet de nuit. Je dépose le pendentif de bison blanc sur une petite commode ainsi que la peinture miniature du petit dragon jaune souriant. La voix grave d’Âl résonne dans ma tête.
Mon voyage a commencé il y a trois jours seulement, et il me semble que cela fait beaucoup plus longtemps, tellement que ce que je vis a de l’intensité et de la densité. Je me couche. Je vois dans la pénombre ces multiples chapeaux, essayant d’imaginer quelle histoire se cache sous chacun d’entre eux…