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Le vieux et les œufs
Il a les cheveux blancs. Son visage et son cou sont ridés. Il est probablement âgé de plus de 80 ans. L’homme est vieux.
Il me regarde avec des yeux pétillants, des yeux d’enfants.
Le vieux est jeune. Le vieux semble avoir bien vieilli. Peut-être éprouve-t-il beaucoup de gratitude et une immense joie d’avoir pu atteindre cet âge vénérable, malgré et avec tout ce que la vie lui a apporté? Qui sait?
Il se lève promptement de son fauteuil et vient à ma rencontre d’un pas lent mais sûr. Il me sourit.
Ses mains, basanées, aux doigts effilés, viennent chercher les miennes, tout en douceur.
« Cela me fait vraiment plaisir de vous accueillir, Pixie. Je m’appelle Thierry. Je vois que vous portez les vêtements laissés à votre intention dans votre chambre. Vous êtes magnifique ».
En effet, il y avait une petite note sur une pile de vêtements bien pliés, disposés sur une causeuse qui se trouvait en face d’un foyer, dans cette immense et luxueuse chambre à coucher.
Voici ce qui était écrit : « Bon matin Pixie. Ces vêtements devraient vous convenir pour tous les petits projets de la journée. De magnifiques moments s’annoncent ».
Et me voilà revêtue d’une longue salopette vintage, bleue pâle en jeans, d’un tee-shirt blanc, d’espadrilles grises ornées d’oeufs multicolores. Le tout reflète un style certain, d’autant plus qu’un chapeau de paille avec des rubans délicats, complète l’ensemble… Que dire de plus?
Le salon, tout comme la chambre, est imprégné de luxe.
« Venez, ma chère. Allons au balcon ».
Un immense balcon, bordé de courtes colonnes de pierre, offre un panorama à perte de vue : des collines, toutes sortes d’arbres, de la verdure, des champs de fleurs. Pas d’autres habitations… Et, aussi étonnant que cela se puisse, un mini-parc d’attractions qui se fond dans la nature environnante…
Évidemment, difficile de cacher ma surprise… d’ailleurs, pourquoi la cacherai-je?
Je regarde Thierry, il me sourit. « Attendez. Le meilleur est à venir ».
Dans ce matin ensoleillé, encore un peu frais, des enfants apparaissent, en petits groupes ou seuls, à travers ce paysage bucolique. Tous se dirigent vers le mini-parc. Ils dansent, rient, jouent entre eux.
« Associez-vous à ceux qui jouissent de la vie, et qui ont la joie dans les yeux », a écrit Paulo Coelho.
Si je pouvais voir la joie maintenant, je suis certaine que, non seulement elle recouvrirait tout ce que je peux voir, mais elle se serait aussi infiltrée dans chaque atome de tout ce qui m’entoure.
Le vieux est joyeux. Ses yeux semblent embrasser tout ce qu’il voit, ils sont gourmands de joie.
« Je vis de joies. Je recherche la joie, je ne suis pas à la conquête du bonheur. Lorsque j’ai connu Mya, ma compagne, elle vendait des œufs dans un petit marché, sur une île où je vaquais à des affaires d’ordre professionnel. Lorsque mon regard a croisé le sien, ce fut comme un envoûtement. Mon enfance avec une mère particulière et tout ce qui s’en suivit, mon travail, mon environnement, ne m’avaient pas du tout préparé à un tel moment – bien au contraire.
Mya avait les yeux verts, une peau basanée resplendissante de santé, des traits uniques, magnifiques, issus d’un savant mélange de la nature, un sourire radieux et bienveillant.
Je lui ai acheté des œufs, sans en avoir besoin… Et j’ai vu, près de son étal, d’autres œufs : ceux-ci étaient décorés. Assis par terre, des enfants, à la fois sérieux et joyeux, s’affairaient à en décorer d’autres.
Mya me dit : « Je ne connais pas tous ces enfants. Ce que je sais, c’est que tous éprouvent de la joie à décorer ces œufs, et à voir le résultat final. Je leur donne aussi des petits trucs, je les encourage ».
Elle continuait de sourire, tout en parlant de sa voix mélodieuse.
« C’est ma manière de rendre l’amour que j’ai reçu de ma grand-mère et de créer des petites bulles de joie qui, éventuellement, se multiplieront ».
Je n’ai rien répondu. Je ne savais pas quoi dire… Je suis parti. Les enfants, les œufs, la joie… Pas vraiment ce qui m’intéressait le plus…
Mais elle… Je n’arrêtais pas de penser à elle. Malgré cela, j’ai quitté l’île pour n’y revenir que quelques mois plus tard. Ma première étape : le marché. Elle y était, les enfants aussi.
Je n’ai pu m’empêcher de lui faire la cour : j’ai su où elle demeurait, je lui ai rendu visite à plusieurs reprises sous la supervision de sa grand-mère (et d’enfants qui nous suivaient tout partout); nous avons marché, discuté, ri, écouté le chant des oiseaux, admiré des couchers de soleil, et décoré des œufs. Ceux qu’elle décorait, elle les vendait au marché, surtout aux touristes; elle était vraiment une artiste. Ceux que les enfants décoraient, ils les gardaient pour eux, témoins de moments de joie.
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La présence de ces deux femmes aimantes me faisait le plus grand bien. Je continuais quand même à m’occuper de mes entreprises et je retournais les voir le plus souvent possible.
La grand-mère mourut soudainement, laissant en héritage sa petite maison et ses poules à Mya. Bien évidemment, celle-ci fut attristée par la perte de sa grand-mère mais, dans sa culture, on célèbre la mort par la fête et la joie – ce que je ne comprenais pas vraiment.
Mya et moi voulions vivre ensemble. Cependant, quelques défis nous attendaient. Que faire de la petite maison et des poules? Quelle activité pourrait apporter un peu de joie aux enfants, sans la présence de Mya? Où pourrions-nous vivre ensemble?
Et, comme il arrive souvent, la vie exerce sa magie quand il est temps. Les événements se sont parfaitement enchaînés.
J’ai pu acheter un domaine de quelques acres, non loin de la petite maison. Ce que vous voyez aujourd’hui, est une réplique, mais en plus sophistiqué de ce que Mya et moi possédions à l’époque. Nous avons gardé les poules, Mya se rendait au marché, et les enfants continuaient de l’entourer en décorant leurs œufs. Il est vraiment fascinant comment des choses simples, comme la décoration d’un œuf, peuvent amener des moments de joie, de partage.
Sur notre petit domaine, nous avons bâti de petits abris en bois, sous lesquels des tables étaient installées. On y déposait des œufs et toutes sortes de choses pour les décorer. Nous avons créé un espace pour la joie, non seulement pour nous, mais aussi pour plusieurs autres, petits et grands.
Il y a quelques années, Mya, tout comme sa grand-mère, est partie soudainement. Je ne peux vous dire à quel point ma tristesse a été immense. Je ne pouvais plus voir la joie chez les autres, je ne pouvais plus l’éprouver moi-même. Je n’ai pas pu célébrer ce départ par la fête et la joie, comme dans la culture de Mya…
Mais le temps a fait son œuvre, mais il a bien pris son temps, le temps…
J’ai eu l’opportunité de venir m’installer ici mais, auparavant, j’ai bien pris soin de confier ce que Mya et moi avions bâti à des personnes qui, lorsqu’elles avaient été jeunes, avaient été contaminées, en quelque sorte, par ces moments de joie, en compagnie de Mya. Celles-ci comprenaient bien comment trouver la joie dans toutes les choses simples, qui emplissent notre quotidien, qui nous entourent à tout instant.
J’ai retrouvé la joie de donner la joie, ou du moins d’essayer de créer des espaces pour la joie » .
Après quelques minutes de silence, il me regarde avec des yeux bienveillants et me demande : « Avez-vous faim? »
À la suite de ma réponse positive, nous nous sommes dirigés vers le parc. J’aperçois des manèges, des balançoires, des jeux d’eau, des scènes colorées pour des spectacles, des chapiteaux, des sentiers à explorer, des petites cantines, des endroits pour le bricolage (entre autres, pour la décoration d’œufs, bien entendu)…
Tout brille de propreté, de couleurs vives. La musique est joyeuse, vibrante d’énergie, mais également douce, pas tonitruante. Tout est bien aéré et placé harmonieusement.
Nous nous attablons près de l’une des cantines. La nourriture est excellente. C’est comme si les saveurs s’harmonisaient avec l’ambiance joyeuse.
Thierry et moi commençons à nous promener. Je profite de quelques manèges. Je m’amuse comme une enfant. Il y a des jongleurs, des clowns, des magiciens. On voit des enfants se promenant avec des ballons, d’autres recherchant joyeusement des œufs cachés dans le parc.
Nous assistons à un spectacle d’œufs qui dansent. Tous les spectateurs dansent avec eux, et moi aussi.
Un peu partout, il y a des banderoles sur lesquelles sont écrites des citations ou des proverbes relatifs aux œufs.
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Sous un chapiteau, j’admire d’immenses photographies d’œufs décorés par des enfants… C’est joli, le tout forme un ensemble apaisant.
Dans une voiturette, Thierry et moi prenons un sentier qui nous mène vers un boisé dans lequel j’aperçois des arbres plutôt inusités, recouverts d’œufs cassés. Il y a également un parterre d’œufs en fleurs. Différentes sortes d’arbres poussent dans d’immenses œufs sculptés, en pierre. J’avais vu une végétation bien spéciale lors de mon passage chez la décoratrice : j’avais été ébahie et, maintenant, je le suis tout autant…
Nous retournons vers les manèges. Bien évidemment, cette journée, déjà bien avancée, ne peut se terminer sans que nous ne décorions des œufs. Et nous voilà attablés, avec des enfants, devant tout le matériel nécessaire pour changer, selon notre fantaisie, l’aspect des œufs. Les résultats sont variés : une ouverture vers une infinité de possibilités.
Thierry s’amuse. Tout en bricolant, il explique quelques symboles de l’œuf, parle des multiples formes d’oeufs qui existent, énumère des artistes inspirés par les œufs. Il récite quelques poèmes et comptines (sans oublier celle de Humpty Dumpty, bien entendu). J’apprends même que le musée Salvator Dali (Figueres, Espagne) est orné d’œufs monumentaux : une architecture des plus inattendue.
Le soleil perdant tranquillement de son éclat, mon hôte m’invite à retourner dans sa demeure. Et de son balcon, nous voyons les groupes d’enfants qui s’éloignent du parc, toujours en dansant, jouant, courant et riant. Ils retournent au-delà des collines.
Depuis que mon voyage a commencé, beaucoup de choses m’ont surprise, toujours très agréablement. Aurais-je pensé, un jour, à voir un troupeau de bisons blancs, à aborder l’histoire sous l’angle de chapeaux, à rencontrer une décoratrice de la nature, à voler en montgolfière au-dessus d’une île où habitent des chevaux sauvages? Je n'aurais pas pensé non plus faire la connaissance d’un homme pour qui la joie serait aussi importante, s’inspirant d’une chose aussi commune qu’un œuf…
Pendant le repas du soir, Thierry m’explique que, si tous les gens riches prenaient un peu de leur temps et de leur argent pour donner de la joie par des choses simples, le monde n’en serait que meilleur. Comme le disait Mya : « créer des petites bulles de joie qui, éventuellement, se multiplieront ».
Le repas terminé, je remercie grandement Thierry pour ce temps si agréable passé en sa compagnie.
Je retourne à ma chambre, et me prépare pour la nuit. Je chantonne, je souris. Je m’imagine encore en train de danser avec les œufs!
© 2021, Walkie-Writie, Jacinthe
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